Squarcini, au service du Kazakhstan contre l’opposant Abliazov
Depuis quelques mois, une sorte de KazakhLeaks a lieu autour de l’affaire Abliazov, opposant milliardaire au pouvoir de Noursoultan Nazarbaïev. Un site publie les mails piratés de hauts dirigeants du Kazakhstan. On y découvre la façon dont le pays a fait appel à des personnalités de premier plan. Parmi elles, Bernard Squarcini, l’ancien patron de la Direction centrale du renseignement intérieur.
La Cour de cassation doit se prononcer le 4 mars prochain sur la tentaculaire affaire Mukhtar Abliazov, du nom de ce milliardaire, ennemi juré du président dictateur kazakh Noursoultan Nazarbaïev. Arrêté le 31 juillet 2013 dans le sud de la France, il est aujourd’hui réclamé par la Russie et l’Ukraine qui l’accusent d’avoir détourné six milliards de dollars alors qu’il dirigeait, de 2005 à 2009, la BTA bank, le géant bancaire kazakh aujourd’hui nationalisé.
Le 24 octobre 2014, la cour d’appel de Lyon a rendu un avis favorable pour l’extrader vers ces pays, reprenant quasiment les mêmes argumentaires que la cour d’appel d’Aix-en-Provence dont les arrêts avaient été cassés en avril 2014 (voir ici la chronologie). Ses défenseurs ont toujours fait valoir qu’il était victime d’une vengeance orchestrée au sommet de l’État – dont les rouages dépassent totalement la compréhension des justices occidentales. Le clan Nazarbaïev ne reculant devant rien pour abattre la seule personnalité à pouvoir lui faire de l’ombre, quitte à acheter des soutiens haut placés en France.
Or justement, depuis quelques mois, une masse de documents commence à fuiter sur les coulisses de l’affaire Abliazov. En août 2014, un mystérieux site, Kazaword, a fait son apparition sur Internet, une sorte de KazakhLeaks qui contient des dizaines de milliers de mails hackés dans les plus hautes sphères du pouvoir kazakh. Cette gigantesque fuite (69 gigabytes) révèle les noms, en France et ailleurs, de personnalités de premier plan engagées pour mettre hors d’état de nuire le banquier milliardaire.
Parmi elles figure Bernard Squarcini, l’ancien patron de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI). Condamné en avril 2014 à 8 000 euros d’amende pour avoir mis sur écoute deux journalistes du Monde, ce proche de Nicolas Sarkozy est aujourd’hui retiré des affaires publiques. Mais sa carrière d’homme de l’ombre se poursuit. En juin 2013, Squarcini a été engagé comme « senior advisor » par la société Arcanum AG.
Cette société d’investigation, dont le siège social est à Zurich, est une filiale du groupe d’investissement américain RJI Capital Holding, fondé par Ron Wahib, un Américain originaire du Bangladesh. Elle s’est spécialisée dans l’intelligence économique et stratégique pour le compte de gouvernements, employant également un ancien chef du Mossad, Meir Dagan, et l’ancien général américain Joseph B. DiBartolomeo.
Parmi ses clients figure en première ligne le Kazakhstan. Mediapart a pu retrouver sur le site Kazaword des centaines de courriels montrant qu’Arcanum AG faisait partie de la machine de guerre mise en place par Astana contre Mukhtar Abliazov, aux côtés de grandes études d’avocats, elles aussi mandatées par la justice kazakhe. Dans les e-mails, il apparaît que la société remettait régulièrement des « rapports d’enquête »aux autorités judiciaires d’Astana et était pour cela grassement rémunérée. Le contenu de ces rapports est cependant inaccessible, ces pièces ayant été stockées dans un serveur sécurisé.
Quel rôle Bernard Squarcini a-t-il joué dans ce dispositif ? Selon nos informations, il était chargé de renseigner les autorités kazakhes sur l’avancement de la procédure Abliazov et de mener un travail de lobbying auprès de certaines personnalités françaises. Il ressort de plusieurs mails retrouvés sur Kazaword que l’ancien patron de la DCRI a activement préparé en France la visite d’une délégation kazakhe, de passage à Paris du 25 au 27 juin 2014. Quatre personnes étaient du voyage : Imangali Tasmagambetov, ancien premier ministre, ancien maire d’Astana et actuel ministre de la défense ; Kenes Rakishev, président du conseil d’administration de la BTA bank ; Marat Beketayev, vice-ministre de la justice, et son ancien conseiller, Nourlan Nourgabylov, aujourd’hui chef du département juridique de la BTA bank. Les deux hommes chapeautent les poursuites contre Abliazov.
Dans un courriel échangé par Marat Beketayev et Nourlan Nourgabylov, à la veille de cette visite « essentiellement d’ordre privé », on apprend que Bernard Squarcini, désigné comme « le chef des services secrets français sous N. Sarkozy et travaillant actuellement avec Arcanum», sera le premier interlocuteur. Il doit fournir des « informations concernant l’état de la procédure » Abliazov, mais aussi« des recommandations stratégiques, y compris sur les rencontres » à Paris. L’un des collaborateurs d’Arcanum précise à Marat Beketayev que la réunion aura lieu le 25 juin, « à l’heure de votre convenance ». Il ajoute une phrase étonnante : « S’il vous plaît, veuillez trouver en pièces jointes les biographies de JD, LO et XB qui travaillent pour BC (Bernard Squarcini) en coulisses. »
Ces initiales désignent Julien Dray, aujourd’hui conseiller régional d’Ile-de-France, Laurent Obadia, ancien conseiller en relations publiques de Liliane Bettencourt et actuellement directeur de la communication de Veolia Environnement, ainsi que Xavier Boucobza, professeur de droit et consultant chez Fried Frank Harris & Shriver. Des notes biographiques, préparées par Arcanum, passent en revue leur formation, leur carrière, mais également les scandales, rumeurs, liens troubles ou autres casseroles judiciaires que les deux premiers ont dû affronter. Des informations pour la plupart déjà connues.
Tentative d’infiltration ?
Pour les défenseurs de Mukhtar Abliazov, ces révélations résonnent étrangement. L’avocat canadien Peter Sahlas a raconté à Mediapart comment, en septembre 2013, il avait croisé la route de Laurent Obadia, qui proposait alors « d’aider avec la communication » et d’augmenter l’exposition médiatique de l’affaire en « élargissant le spectre politique à droite ». Mukhtar Abliazov est alors en prison depuis quelques semaines. Des discussions s’engagent. Obadia présente aussi le professeur Xavier Boucobza, qui demande que la « totalité du dossier juridique » lui soit transmise pour qu’il puisse faire un « bilan ». « J’avais trouvé cela un peu étrange et nous avions décliné », se souvient Peter Sahlas. Puis Obadia évoque son « ami » Bernard Squarcini, qui serait aussi prêt à donner un coup de main. Sahlas ne dit pas non. À la mi-novembre, il reçoit un texto d’Obadia qui lui fixe un rendez-vous avec des « gens intéressants » à l’Avenue, un bar huppé de l’avenue Montaigne. Au milieu d’une nuée de top modèles, l’avocat canadien aperçoit une table d’hommes en cravate. Il reconnaît Bernard Squarcini, flanqué de Charles Pellegrini, l’ancien patron de l’Office central de répression du banditisme et de la cellule antiterroriste à l’Élysée !
Une conversation bon enfant s’engage. Squarcini, qui attend son jugement sur l’affaire des « fadettes », peste contre les journalistes et la justice française, trop souvent « instrumentalisée ». Il dit pouvoir aider avec son réseau et met en avant les « enjeux géostratégiques énormes » qui entourent le dossier Abliazov. En gage de sa bonne volonté, il transmettra, via Laurent Obadia, une petite note intitulée « Commentaires de la diplomatie française sur l’affaire A. » qui ne contient aucune information sensationnelle.
Quelques jours après la rencontre à l’Avenue, Peter Sahlas rapporte cette conversation à Mukhtar Abliazov. « Il faut faire très attention aux risques de manipulations ! Et d’ailleurs nous n’avons pas besoin de cela pour obtenir gain de cause », répond en substance l’oligarque emprisonné. Il est alors persuadé que la cour d’Aix-en-provence refusera les demandes d’extradition de la Russie et de l’Ukraine, deux pays dont la justice est notoirement aux ordres du pouvoir et où les droits de la défense sont fréquemment bafoués. La France et le Kazakhstan n’ayant par ailleurs pas signé de traité d’extradition.
À l’époque, tous deux ignorent que l’ancien patron de la DCRI a été engagé six mois auparavant par Arcanum, qui travaille main dans la main avec Astana. « Selon moi, nous avons bien été la cible d’une tentative d’infiltration. On attendait de moi que je transmette des dossiers et des informations », estime aujourd’hui l’avocat canadien de Mukhtar Abliazov.
Contacté par Mediapart, Bernard Squarcini reconnaît son rôle dans le dossier Abliazov, ce qui « n’est pas un crime ». « Je suis employé par Arcanum pour lequel j’interviens sur plusieurs dossiers. Pour le Kazakhstan, il s’agissait surtout de faire une expertise sur le dispositif juridique français en matière d’extradition. Ils n’y connaissaient rien ! » expose- t-il. Une réponse plutôt étrange, alors qu’Astana loue les services d’une multitude d’avocats dans le monde entier justement pour s’occuper de ce genre de questions.
Il réfute avoir recruté en coulisses Laurent Obadia et Julien Dray. « Il s’agissait sans doute d’hypothèses de travail, mais cela ne s’est pas réalisé», explique-t-il, concédant juste qu’« une expertise juridique gratuite » sur le cas Abliazov a été demandée au professeur Boucobza.
En proposant ses services aux avocats d’Abliazov en novembre 2013, alors qu’il travaillait déjà pour Arcanum, n’a-t-il pas joué les espions ? « Ah non, car à l’époque je n’étais pas encore saisi de ce dossier (Abliazov) ! » répond-il.
Beaucoup moins flegmatique, Laurent Obadia nie catégoriquement avoir travaillé pour Bernard Squarcini. « Apparemment, on s’est servi de ma personne », explique-t-il. Il confirme avoir présenté Squarcini au camp Abliazov, mais en toute bonne foi : « Plusieurs mois après, j’ai appris qu’il travaillait pour le pouvoir kazakh et j’ai entendu parler d’Arcanum… C’est consternant ! » se défend- il.
Julien Dray a exigé que des questions lui soient envoyées par écrit. Il reconnaît cependant au téléphone avoir eu des contacts fréquents avec Bernard Squarcini, « un vieux copain de 20 ans ». À cette heure, ses réponses ne sont pas arrivées. Quant à Xavier Boucobza, il n’a pas répondu à nos appels.
Bernard Squarcini ne veut surtout pas qu’on écrive qu’il travaille pour le Kazakhstan. « C’est Arcanum qui m’emploie »,insiste-t-il, affirmant n’avoir « jamais eu aucun contact avec les Kazakhs ». La mémoire lui revient quand on mentionne sa rencontre, le 25 juin 2014, avec la fameuse délégation à Paris. « Oui, on m’a demandé de faire de la facilitation relationnelle avant la venue du président Hollande au Kazakhstan (le 5 décembre 2014). L’ancien premier ministre (Tasmagambetov) voulait développer les relations : on lui a indiqué les personnes à voir », se souvient-il.
Selon nos informations, son rôle aurait été central. Les documents retrouvés sur Kazaword montrent que la société Arcanum a entièrement organisé cette visite et a obtenu les rendez-vous, toujours en liaison avec Nourlan Nourgabylov, l’homme à tout faire sur le dossier Abliazov. Au point de fâcher l’ambassadeur du Kazakhstan à Paris qui, comme il ressort d’un courriel, s’est amèrement plaint auprès de « Nourlan » sur le fait que « les demandes de rencontres auraient dû passer par la voie officielle ».
Un rendez-vous a eu lieu à l’Élysée avec Paul Jean- Ortiz, le conseiller diplomatique mort d’un cancer un mois après, puis à la mairie de Paris avec Patrick Klugman, chargé des relations internationales.
Bernard Squarcini s’était démené pour que la maire de Paris, Anne Hidalgo, reçoive l’ancien maire d’Astana, mais elle a décliné la demande. « Nous sommes peu enclins à développer des partenariats avec le Kazakhstan et nous commençons à nous sentir un peu seuls sur ce point », indique une source. Un rendez-vous a aussi eu lieu avec Jean- Paul Huchon, président PS du conseil régional d’Ile- de-France. « Ce sont des rencontres de courtoisie et de présentation (…). Cela a duré moins de deux heures. Les sujets abordés concernaient les compétences et l’expertise de la Région en matière de transport et de développement économique, mais il n’y a eu aucune suite », répond-il à Mediapart par écrit. Enfin, une « rencontre de travail » s’est tenue avec Olivier Colom, ancien conseiller de Sarkozy, aujourd’hui consultant international pour le groupe Edmond de Rothschild. Il n’a pas encore répondu à nos sollicitations.
Boite noire
Mediapart a déjà rendu compte de ce dossier d’une complexité effarante : une bataille de titans qui se joue entre Astana, Londres, Paris, et Genève par l’intermédiaire de bataillons d’avocats, détectives privés, hackers, consultants en communication et autres lobbyistes de tout poil. Et où tous les coups tordus sont permis. Nous avions raconté comment, au printemps 2014, un obscur site internet ukrainien, trust.ua – aujourd’hui inaccessible en France sur décision de justice –, avait publié une série de courriels et SMS piratés dans les ordinateurs et portables de plusieurs magistrats et avocats. Ces fuites laissaient apparaître un étonnant degré de connivence entre l’avocate générale de la cour d’Appel d’Aix, Solange Legras, farouche partisane d’une extradition d’Abliazov, et le représentant du parquet russe, ainsi qu’avec certains avocats français représentants de l’Ukraine. D’autres documents montraient comment le responsable de la demande d’extradition en Ukraine avait été instrumentalisé par une étude d’avocat à la solde d’Astana. Il s’agit cette fois-ci d’un nouvel épisode.