Opposants kazakhs: la piste de l’enlèvement qui passait par Vevey
Viktor Khrapunov, l’ancien maire d’Almaty, exilé à Genève depuis 2008, a été l’objet d’un guet-apens. Des courriels conservés par le site Kazaword révèlent l’affaire.
Depuis quelques mois, la mystérieuse plateforme internet Kazaword continue à distiller ses révélations: des courriels pour la plupart, piratés auprès de hauts responsables kazakhs de 2007 à 2014 et dont personne n’a jamais contesté l’authenticité. Cette masse considérable de documents donne un éclairage cru sur la manière dont le pouvoir kazakh s’est acheté des soutiens dans plusieurs pays européens. Qu’il s’agisse de redorer son image ou de poursuivre les ennemis du régime.
La NZZ et Le Temps ont déjà raconté le rôle joué par l’ancien ambassadeur Thomas Borer, lobbyiste au service du régime de Noursoultan Nazarbaïev, le président en place depuis 1991 et qui devrait sans surprise être réélu le 26 avril.
Il s’agit cette fois-ci d’un épisode beaucoup plus obscur: une opération menée conjointement sur sol suisse par un officier de la police judiciaire russe, un repris de justice kazakh et les autorités judiciaires d’Astana. Le but était d’attirer Viktor Khrapunov, l’ancien maire d’Almaty, exilé à Genève depuis 2008, à l’extérieur des frontières. Puis de le faire arrêter dans un pays qui accepterait de l’extrader vers le Kazakhstan. Si cette tentative a échoué, restent les traces écrites que Le Temps a pu consulter.
L’histoire s’est déroulée entre juin et décembre 2012, alors qu’Astana venait d’adresser à la Suisse une demande d’entraide judiciaire concernant Viktor Khrapunov et sa femme Leila, poursuivis au Kazakhstan pour corruption et détournements de fonds publics. Le couple est devenu la bête noire du régime depuis que leur fils Ilyas a épousé la fille du banquier Mukhtar Abliazov, l’autre ennemi juré du clan Nazarbaïev, aujourd’hui emprisonné en France et en attente de son extradition.
Le 25 juin 2012, un certain Erbolat Baymurzin, tout juste arrivé à Genève, prend contact avec Swiss Development Group (SDG), la société qui appartient alors au fils Khrapunov. Il se présente comme une connaissance de l’ancien maire qu’il demande à rencontrer. Personne n’a jamais entendu parler de lui. Erbolat Baymurzin raconte son passé d’opposant dans les prisons kazakhes. Il dit vouloir acheter un bien immobilier en Suisse. Le lendemain, une visite est organisée à la résidence Hôtel Du Parc, au-dessus de Vevey, l’un des ensembles immobiliers de la SDG. Le Kazakh, très jovial et bavard, se dit intéressé par l’appartement N° 9. Il signe, le même jour, une promesse de vente chez un notaire vaudois.
Pendant plusieurs mois, il échangera des mails avec la responsable marketing de SDG. Le 28 décembre 2012, le voilà de nouveau en Suisse, débarquant à l’improviste dans les bureaux de SDG, et insistant une fois de plus pour qu’on le mette en contact avec Viktor Khrapunov. Sans succès. Il se volatilisera ensuite dans la nature. A l’époque, seule Leila Khrapunov avait été alertée, découvrant qu’Erbolat Baymurzin, président d’un étrange fonds de promotion de la culture, avait été condamné à 7 ans de réclusion en 2000 pour escroquerie, et qu’il était de nouveau recherché au Kazakhstan pour divers détournements. L’épisode tombait finalement dans l’oubli.
Découverts il y a quelques mois sur Kazaword, plusieurs courriels montrent que Erbolat Baymurzin, qui se faisait appeler «Sergueï Kirchner» agissait pour le compte d’un certain «Alex Shvecov». Ce dernier se nomme en réalité Alexandre Fursov. Il s’agit d’un collaborateur du département «K» du Ministère de l’intérieur russe, chargé de la lutte contre la criminalité économique et la corruption, et qui suivait le dossier Mukhtar Abliazov.
Le 5 juillet 2012, quelques jours après son premier voyage à Genève, l’agent Kirchner envoie une «note analytique» à Alexandre Fursov qui se cache sous le mail de guebik17@gmail.com. Il raconte comment il a été accueilli par des responsables de SDG, comment il s’est rendu à la résidence Hôtel Du Parc: «Tout au long de la journée, ils m’ont fait visiter le complexe immobilier et ses alentours.» Il joint la la copie de la carte de visite du notaire vaudois, soulignant qu’il faut verser, avant le 10 juillet, une caution représentant 5% du prix de l’appartement réservé (soient 315 000 fr.). «Si on ne le fait pas, c’est toute l’opération spéciale qui pourrait être menacée», écrit-il, mentionnant à plusieurs reprises les exigences du «client».
Erbolat Baymurzin, dont on peut imaginer qu’il a été recruté en échange de promesses sur ses ennuis judiciaires, brode aussi beaucoup. Il écrit avoir pu s’entretenir au téléphone avec Viktor Khrapunov, lequel aurait accepté de se rendre à l’étranger, «à Djakarta, Kuala Lumpur, Hongkong ou Nicosie», pour rencontrer une vieille connaissance, un «investisseur étranger, du nom de M.». Un épisode «totalement inventé», selon la famille Khrapunov.
Le 6 juillet 2012, la note est transmise par l’enquêteur russe à Anatoli Konstantinov, l’ancien procureur d’Astana. Puis le 16 juillet, un peu réécrite, ce dernier l’envoie à Andrey Kravchenko, le procureur général adjoint du Kazakhstan qui se cache derrière le mail zarbazan@fastmail.fm, une adresse en Micronésie!
Le stratagème pour faire tomber Viktor Khrapunov dans un piège est clairement exposé. «Nous avons plusieurs fois discuté de sa conception: il s’agit d’organiser une rencontre avec K. (Khrapunov) sur le territoire d’un Etat (j’ai proposé plusieurs options) avec lequel le Kazakhstan peut s’entendre pour organiser la livraison du citoyen dans son pays», écrit Erbolat Baymuzrin. «J’ai scrupuleusement rempli toutes mes obligations et le résultat sera sans aucun doute atteint […] Mais je ne peux pas conduire l’opération spéciale avec mes propres moyens, j’ai déjà engagé de sérieuses dépenses. Je vous demande de me rembourser, je serai alors prêt à continuer à agir», ajoute-t-il. Mais rien n’aura finalement été réalisé.
Il y a quelques mois, la famille Khrapunov voulait s’adresser à Berne pour dénoncer ce qu’elle considère comme une tentative de kidnapping. Leurs avocats le leur ont déconseillé, jugeant que le crime n’avait pas été commis et que la procédure, ouverte en janvier 2014, pour «crime et délit contre l’Etat et la défense nationale», était suffisamment fournie.
En mars 2012, Madina Khrapunov-Abliazov avait déposé une plainte à Genève, après avoir découvert un GPS espion sous sa voiture. La police fédérale retrouvait l’identité de l’homme et de la femme, deux Britanniques, qui l’avaient suivie pendant deux jours. La procédure était transmise à Berne. Au même moment, les ordinateurs de Viktor Khrapunov étaient massivement piratés. Puis, entre 2013 et 2014, ceux de son conseiller Sergueï Lakoutine et de Marc Comina, le conseiller en communication, étaient attaqués.
Tous ces épisodes sont maintenant instruits à Berne par le procureur Marco Renna qui, au sein du MPC, appartient à l’unité Protection de l’Etat et délits spéciaux. Selon une source, l’enquête aurait permis de remonter jusqu’au Kazakhstan. Un expert vient d’être nommé pour procéder à une expertise indépendante.