Blanchis par la justice, les époux Khrapounov s’expliquent «Le régime kazakh a manipulé la justice suisse»
Pierre-Alexandre Sallier
«Lobbyistes, parlementaires… le Kazakhstan a activé ici tous les leviers contre nous, tandis que ses hommes de main essayaient de me kidnapper»
Viktor Khrapunov
La justice genevoise a classé l’explosive «affaire kazakhe» le mois dernier. Innocenté, Viktor Khrapunov contre-attaque
Après sept ans de procédure, la justice genevoise a classé, le 12 novembre dernier, l’enquête visant l’ex-politicien kazakh Viktor Khrapunov, ainsi que son épouse, Leila – femme d’affaires en vue dans son pays jusqu’à leur fuite en Suisse – et leur fils, Illiyas. La Ville d’Almaty accusait son ancien maire et ses proches d’avoir mis en place une organisation criminelle leur ayant permis de s’approprier des biens de l’État pour les revendre, avant de cacher l’argent en Suisse. Ce qui leur a valu d’être condamnés par contumace l’an dernier au Kazakhstan à 17 et 14 ans de prison. Le Ministère public genevois n’a pas validé ces soupçons – et Berne a refusé son entraide judiciaire – mais sa décision pointe pourtant un com- portement «illicite et fautif» des époux Khrapunov, qui aurait été à l’origine de cette guerre judiciaire en Suisse.
Ce verdict marque l’épilogue d’une affaire rendue explosive par l’implication de lobbyistes et de parlementaires acquis à la cause du Kazakhstan, il y a quelques années à Berne. Mais également par l’enjeu économique que représente ce pays, dans lequel la Suisse figure au troisième rang des investisseurs étrangers. Sans compter le souvenir de la restitution, il y a cinq ans, de 150 millions de francs de pots-de-vin – versés par des compagnies pétrolières américaines à de hauts responsables kazakhs – qui avaient fini sur des comptes genevois.
Le fils de Viktor Khrapunov, citoyen suisse ayant grandi à Genève, avait fait parler de lui au dé- but de la décennie avec ses pro- jets de transformation de Genève-Plage. Les poursuites à son encontre ont asphyxié son Swiss Development Group – ainsi que ses investissements hôteliers à Vevey ou Saint-Gervais. Ce dernier demande de son côté 2,3 millions de francs de dommages économiques.
Dans quel état d’esprit êtes-vous après le classement des poursuites contre vous par la justice genevoise?
Avec mon épouse, nous sommes bien entendu heureux et soulagés après cette ordonnance concluant à notre innocence, et qui fait suite à des décisions similaires aux États-Unis. Il reste cependant incompréhensible que le Ministère public estime dans le même temps que notre comportement aurait provoqué l’ouverture de toute cette procédure… un prétexte, incohérent avec sa décision, qui n’est utilisé que pour refuser tout dédommagement.
Incohérent?
Oui, car depuis sept ans nous n’avons eu de cesse de dénoncer l’instrumentalisation de la justice suisse par la dictature kazakhe, afin de nous réduire au silence. Et c’est bien la campagne de dénigrement – orchestrée à l’époque par l’ancien ambassadeur Borer, grassement rémunéré par le régime – qui a précipité l’ouverture de poursuites pénales. Cette fable a fait de nous des oligarques dis- posant de centaines de millions volés à leurs compatriotes – alors que ni moi ni ma famille n’avons jamais disposé de telles sommes – et des coupables tout désignés aux yeux de l’opinion. Il aura fallu tout ce temps à la Suisse pour comprendre que la «justice» kazakhe n’est rien d’autre que le bras armé d’une dictature. Et que ses tribunaux sont loin d’être son unique terrain de chasse.
Du ressentiment à l’égard de la Suisse?
Sept ans, c’est long. Comment ne pas être amer lorsqu’on se remémore cette traque judiciaire dont la Suisse a été le théâtre? Ces semaines d’interrogatoires en présence parfois, ici à Genève, des agents du régime. Ces années passées à redouter une extradition, alors que le Kazakhstan activait tous les leviers contre nous – allant jusqu’à duper des parlementaires naïfs comme Christa Markwalder – tandis que ses hommes de main essayaient, dans l’ombre, de me kidnapper à Genève. Cela dit, cette décision nous conforte tout de même dans la confiance que nous avions placée dans la Suisse en nous y réfugiant en 2007. Surtout au regard de ce qui se passe en Belgique, qui collabore honteusement avec le Kazakhstan pour poursuivre l’avocate Botagoz Jardemalie, opposante politique qui y dispose du statut de réfugiée. Rendez-vous compte, au prétexte qu’Astana l’accuse de détournements de fonds, des policiers belges ont même perquisitionné son appartement en présence d’agents kazakhs. En Suisse, au contraire, les autorités viennent de signifier à Astana qu’elles refusaient toute entraide judiciaire – au motif que ce pays est une dictature – et elles continuent de nous protéger à Genève contre les hommes de main du régime.
Pourquoi faire recours contre cette décision de la justice genevoise qui va dans votre sens?
L’essentiel reste d’obtenir la reconnaissance de l’énorme tort moral causé par ces années de procédure. Nous voulons également obtenir le statut de réfugiés politiques que nous demandons depuis huit ans. Avec ma femme et mon fils, nous allons ensuite nous battre pour obtenir l’indemnisation des frais d’avocats – près d’un million de francs – engagés durant toutes ces années. Nous voulons aussi porter plainte contre la firme Deloitte, en raison du rapport mensonger réalisé par son antenne moscovite – payé par le Kazakhstan – qui a été central dans toute l’affaire. Enfin, plu- sieurs membres de notre famille contre-attaquent devant les tribunaux helvétiques pour obtenir du Kazakhstan un dédommagement pour la confiscation de leurs biens au pays, de l’ordre de 30 millions de francs. Il y a sept ans, c’est bien ici que le régime de Nazarbaïev était venu présenter des commandements de payer se chiffrant en centaines de millions de francs, sans rapport avec notre patrimoine.
Pourquoi avoir mis tant de temps à vous distancer de Noursoultan Nazarbaïev, dont vous faisiez partie du cercle rapproché?
Je ne suis pas un homme d’affaires. Je reste un électricien ayant grimpé tous les échelons sous l’ère soviétique pour devenir ministre, avant de consacrer trente-cinq ans à la ville d’Almaty. Et, oui, comme tous les hauts fonctionnaires, j’ai cru après l’indépendance à la vision démocratique promise par Nazarbaïev. Mais continuer à servir ce régime virant à la cleptocratie était de- venu intenable après l’élimination de deux opposants en 2005 et 2006, dont celle de mon ami Zamanbek Nurkadilov, l’ancien maire d’Almaty, à qui j’ai succédé. À la même époque, le mariage de mon fils avec la fille de l’opposant Moukhtar Ablyazov n’a fait que consommer la rupture.
Quelle différence, justement, entre vous et le milliardaire Ablyazov, réfugié en France?
Opposant politique de la première heure, ce dernier a d’abord été un financier hors pair, avant de se consacrer entièrement à com- battre la dictature depuis la France. Il est l’ennemi numéro un d’un régime qui essaie par tous les moyens de l’empêcher de mobiliser des centaines de milliers de partisans via les réseaux sociaux. Mon cas est différent, même si je suis convaincu que le mécontentement populaire va inévitable- ment faire tomber ce régime.
Y jouerez-vous un rôle?
Je reste profondément patriote et j’espère pouvoir retourner un jour dans mon pays. En étant utile à la jeune génération qui arrivera au pouvoir et devra réformer le Kazakhstan en profondeur. En at- tendant, je mets mon énergie à révéler les affaires de corruption les plus emblématiques – par le régime kazakh à l’étranger, comme par les multinationales dans le pays – afin de les voir portées devant des juridictions occidentales.