Comment la dictature kazakhe recrute en France ses soutiens
La plateforme Kazaword met en ligne le contenu des messageries piratées de hauts responsables kazakhs. On y découvre comment le régime de Noursoultan Nazarbaïev, réélu dimanche avec 97,7% des voix, s’active pour s’attirer le soutien de personnalités en France. Parmi elles : l’économiste Jacques Attali, le banquier Jean Lemierre, l’écrivain Marek Halter, l’acteur Gérard Depardieu, mais aussi des communicants, des diplomates et des journalistes.
Noursoultan Nazarbaïev, 74 ans, au pouvoir depuis 1991 avec son parti Nur Otan, a été, dimanche 26 avril, réélu sans surprise à la tête du Kazakhstan avec 97,7% des voix. Initialement prévu en décembre 2016, le scrutin présidentiel a été avancé « dans l’intérêt du peuple et compte tenu de ses demandes». En 2011, le « leader de la nation » avait obtenu 95,5 % des suffrages.
En 24 ans de règne, Nazarbaïev, sa famille et son clan, ont bâti des fortunes en milliards, maîtres d’un pays dont les sous-sols regorgent de matières premières (uranium, pétrole, gaz, métaux) et qui attire les multinationales du monde entier, sur fond de corruption endémique, comme en témoignent les Kazakhgate à répétition. En 2014, l’ONG Transparency International classait l’État d’Asie centrale à la 126e place (sur 176 pays) dans l’indice de perception de la corruption.
Le bilan en matière de droits humains est tout aussi mauvais : torture dans les prisons ; journaux d’opposition fermés ; culte de la personnalité ; liberté syndicale bafouée et recrudescence de la répression après les émeutes de Janaozen. En décembre 2011, des ouvriers du pétrole de l’ouest du pays s’étaient soulevés pour protester contre des salaires misérables. La police avait tiré à balles réelles, faisant 14 morts et 64 blessés. Voir ici le rapport de l’ONU présenté en octobre 2014, alors que le Kazakhstan passait son examen périodique universel (EPU) devant le Conseil des droits de l’homme à Genève.
Malgré cela, le régime est devenu de plus en plus fréquentable. Et pour cause : depuis quelques années, Astana (la capitale kazakhe) s’est lancée dans une entreprise de communication tous azimuts, dépensant des millions de dollars pour redorer son blason en s’achetant le soutien d’agences de communication, d’hommes politiques et de personnalités de divers horizons. Fin 2011, Noursoultan Nazarbaïev s’est offert les services de Tony Blair, puis d’une ribambelle d’anciens premiers ministres européens, regroupés au sein d’un International Advisory Board (voir le rapport « Spin docteur pour les autocrates », publié récemment par Corporate Europe Observatory).
Avec la plateforme Kazaword, qui publie le contenu des messageries piratées de hauts dirigeants kazakhs (procureurs, diplomates, ministres), c’est un pan entier du lobbying d’Astana en France qui surgit (lire également la “Boîte noire” de cet article).
La correspondance de Jean Galiev, l’actuel ministre- conseiller de l’ambassade du Kazakhstan, a été hackée : des milliers de courriels et des centaines de pièces jointes provenant de sa boîte mail privée, couvrant la période de juillet 2011 à mai 2014. Ce francophone et francophile raffiné de 43 ans est l’un des piliers du régime Nazarbaïev. Le diplomate a joué les intermédiaires entre certaines personnalités françaises et la présidence kazakhe. Il dispose de relais amicaux au sein de la diplomatie française. Enfin, il a chapeauté plusieurs opérations de communication, dont l’épique concert privé donné en mai 2013 au Théâtre des Champs-Élysées par Dariga Nazarbaïeva,la fille du président-autocrate, cantatrice à ses heures. Mediapart a dressé une liste, non exhaustive, des épisodes les plus marquants.
Dans un courriel en date du 7 janvier 2014, Jean Galiev s’enthousiasme d’avoir obtenu une dédicace de Jacques Attali pour son dernier livre, Urgences françaises, adressée au « grand diplomate et grand ami de la France et de la francophonie». Les deux hommes sont alors en contact régulier pour que se concrétise enfin le souhait de Noursoultan Nazarbaïev : faire d’Attali son conseiller personnel sur les questions économiques.
C’est durant sa visite officielle à Paris, le 22 novembre 2012, que le « leader de la nation » avait entamé avec le fondateur et premier président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) un « dialogue», comme le rappelle Jean Galiev dans un courriel daté du 4 février 2013 et adressé à l’un de ses collègues diplomates. «01 [Noursoultan Nazarbaïev – ndlr] a lui-même proposé à Jacques Attali de devenir conseiller. Ce dernier a accepté, mais il attend une invitation concrète. Le 4 décembre, je l’ai rencontré par hasard, dans un restaurant. Il m’a confirmé qu’il n’avait toujours pas reçu de proposition », écrit-il.
Au printemps 2013, Karim Massimov, le chef de l’administration présidentielle kazakhe (et actuel premier ministre), invite Jacques Attali à Astana pour finaliser l’accord, expliquant dans une lettre que « Noursoultan Nazarbaïev étudie toujours avec le même intérêt vos idées et suggestions sur l’avenir de l’économie mondiale, les aspects sociaux de la vie publique, les nouveaux défis et valeurs du monde, ainsi que le partenariat Kazakhstan–France». Un voyage aura lieu quelque temps après : Attali est reçu par Nazarbaïev et Massimov.
Le 22 avril 2014, l’ambassadeur du Kazakhstan en France, Nourlan Danenov, qui vient de recevoir une «demande (…) de la Présidence de la République du Kazakhstan au sujet de la coopération avec vous » le recontacte. «J’ai été informé que le 20 mars dernier, le holding national “Baïterek” vous avait fait parvenir “un contrat de travail” en soumettant à votre appréciation certaines conditions», écrit-il. «Monsieur l’ambassadeur, je n’ai rien reçu de tel. Pourriez-vous me le renvoyer ? Cordialement », répond Attali. Ce qui sera fait.
En clair, c’est « Baïterek », créé en mai 2013 sur décret présidentiel, et sa filiale la Banque de développement du Kazakhstan qui ont été choisis pour jouer les intermédiaires, un contrat ne pouvant pas être directement signé entre la présidence kazakhe et l’ancien conseiller de Mitterrand. Jacques Attali a reçu un contrat-modèle, en russe et en anglais, pas encore rempli. Cet « accord de services payants » (Fee- Based Services Agreement) devait être signé entre la « Banque de développement du Kazakhstan[filiale de Baïterek – ndlr] en la personne de X, agissant pour le compte de X ; et le citoyen français X ». Le document énonce en termes généraux les obligations des deux parties, comme par exemple, au point 2.1.4, «la remise de rapports contenant des informations, des conclusions et des recommandations sur les sujets qui intéressent le client ». Aucun montant de rémunération n’apparaît.
Contacté par Mediapart, Jacques Attali n’a pas souhaité répondre oralement, faisant savoir par courriel qu’il n’est «en aucune manière conseiller économique du Président Nazarbaïev ». Il reconnaît que «la Banque de développement du Kazakhstan a confié une mission au cabinet Attali & Associés qui porte sur des sujets précis et techniques, notamment la production d’une stratégie de diversification économique à 10 ans, et le développement de la place financière d’Almaty. Il s’agit pour le Kazakhstande se rapprocher des critères permettant de devenir membre de l’OCDE, y compris les critères de transparence financière et de démocratie ». Dans ce contexte, Jacques Attali précise être « amené à rencontrer le Premier ministre pour lui faire part des recommandations issues du travail mené».
Selon nos informations, Jacques Attali, qui habite une partie du temps au Kazakhstan, est bien devenu, via la Banque de développement du Kazakhstan qui sert de paravent, le conseiller personnel de Karim Massimov, ex-numéro un de l’administration présidentielle, devenu premier ministre en avril 2014. Le président Nazarbaïev profitant du même coup de son « expertise ». L’économiste français participera ainsi au Forum économique d’Astana qui aura lieu en mai prochain. L’édition 2014 avait réuni quelque 10 000 participants venant de 150 pays. On y retrouvait en tête de liste Tony Blair, le lobbyiste n°1 du régime.
Parmi les hommes approchés par Astana, figure aussi Jean Lemierre, l’actuel président du conseil d’administration de BNP Paribas. Plusieurs courriels le mentionnent. Le 4 février 2013, dans une note intitulée « conseillers », et qui fait également référence à Jacques Attali, Jean Galiev explique que «c’est Christophe de Margerie, le patron de Total[mort dans un accident d’avion en octobre 2014 – ndlr], qui a recommandé Jean Lemierre». « Il a dit que Lemierre était un excellent financier, qui n’avait jamais été au premier plan. GG[les initiales qui désignent Noursoultan Nazarbaïev – ndlr] a dit qu’on pouvait lui proposer de devenir conseiller. Nous avons été chargés (avec Massimov et Kazykhanov [conseiller présidentiel – ndlr]) de trouver Lemierre. Je lui ai téléphoné le jour même, il était en Inde. La rencontre n’a pas pu se tenir, mais la proposition a été transmise.
Ses coordonnées ont été transmises à Kazykhanov à qui 01 [le président] a demandé de maintenir le contact », écrit-il.
Son secrétariat a lui aussi reçu le fameux contrat- type à signer avec la Banque de développement du Kazakhstan, déjà adressé à Attali. À cette date, Jean Lemierre était conseiller de Baudoin Prot, le directeur de BNP, qu’il remplacera finalement en décembre 2014. A-t-il accepté la proposition d’Astana ? Le service de communication de BNP Paribas répond qu’il n’a « jamais accepté un poste de conseiller », incompatible avec ses fonctions.
Celui qui fut président de la BERD entre 2000 et 2008 connaît bien l’Asie centrale et le Kazakhstan. La banque, créée en 1991 pour accompagner les pays de l’ex-URSS vers la « démocratie », y soutient 182 projets pour 5,7 milliards d’euros d’investissements. À ce titre, Jean Lemierre a plusieurs fois rencontré Noursoultan Nazarbaïev. Selon nos informations, Astana voyait en lui un expert aux compétences et à la réputation alléchantes, et aurait, à la suite d’une simple discussion, tenté de le recruter en force, en lui faisant parvenir un contrat.
Dans un tout autre registre, Marek Halter a eu ces dernières années d’étroits contacts avec les dirigeants du Kazakhstan, tout occupé à lancer son grand projet : la création de l’Université française Kazakhstan-Sorbonne Paris Cité (Institut Sorbonne- Kazakhstan), à Almaty, finalement inaugurée le 6 décembre 2014 par Nousoultan Nazarbaïev et François Hollande lors de sa visite d’État au Kazakhstan.
Un accord-cadre pour la création de l’Institut avait été signé en grande pompe, le 17 septembre 2013, en présence de Yasmina Benguigui, ministre déléguée à la francophonie, alors en visite dans le pays. Orl’événement a été soigneusement préparé en coulisses par l’ambassade du Kazakhstan à Paris qui souhaitait avoir des retombées positives dans la presse française.
Dans un mail envoyé le 20 août 2013 à Marek Halter, le diplomate Jean Galiev va droit au but. « J’attends de votre part les détails concernant le déplacement des journalistes français qui contribueraient à la réhabilitation de l’image de mon pays. J’en ai déjà parlé à l’ambassadeur Danenov qui est encore en vacances. Il soutient également vos initiatives», écrit- il. Le 9 septembre, un « contrat de mission » est signé entre d’une part, l’Association des amis du collège universitaire français à Moscou (AACUFM), représentée par Marek Halter, et de l’autre, l’ambassade du Kazakhstan à Paris, représentée par l’ambassadeur Nourlan Danenov. Il est décidé que les Kazakhs financeront le voyage des journalistes qui couvrent la signature de l’accord-cadre du 17 septembre, pour un coût total de 8000 euros.
Parmi l’« équipe média », se trouvait une journaliste de l’AFP déjà présente sur place et dont seul le photographe a été défrayé à hauteur de 700 euros, comme l’indique le contrat. Une équipe de la télévision kazakhe a reçu 1000 euros pour fournir un reportage à la chaîne Euronews. Une journaliste du Figaro a vu son séjour entièrement réglé par les Kazakhs, soit un total de 6300 euros (4 nuits d’hôtel et un billet d’avion), ce qui couvrait aussi la visite officielle de la ministre Benguigui.
Le résultat est ce que Marek Halter qualifie lui-même de «très belle page consacrée à l’ouverture d’une université française à Almaty», parue le 26 septembre dans Le Figaro et dont il envoie la copie le même jour à son ami Galiev. L’article vante les mérites de la coopération franco-kazakhe. Une version précédente avait été publiée dans le supplément étudiant du Figaro.
L’intellectuel français a aussi déployé tous ses efforts pour que des financements soient trouvés, l’institut Sorbonne-Kazakhstan devant essentiellement vivre de sponsors. S’adressant à l’assistante du chef de l’administration présidentielle, le 28 août, il écrit: «Est-ce que notre cher Karim[Massimov] pourrait trouver un petit moment pour réunir quelques-uns des partenaires financiers ? » « Je pense tout d’abord au président de la compagnie nationale du pétrole ainsi que celui de Total. Si Karim Massimov accepte de jouer ce rôle de parrain de notre université, je sais que son invitation jouera un rôle décisif dans les décisions des entreprises que nous pourrons convoquer », ajoute-t-il.
Total, Thales, Areva ou LVMH ont été sollicités, ainsi que deux associations des Amis de l’université, l’une au Kazakhstan, l’autre en France. Nouratdine Tagabergenov, un homme d’affaires kazakh, apparaît parmi les premiers donateurs. Sur le site de l’institut Sorbonne-Kazakstan, ne figure aucune indication sur son mode de financement.
Durant cette période, Marek Halter s’est aussi fendu de plusieurs chaleureuses lettres dont l’une adressée à la fille du président Dariga Nazarbaïeva, députée et redoutable femme d’affaires qui contrôle la télévision du pays, à qui il voulait faire rencontrer une pianiste. Son idée fixe était d’être reçu en personne par le potentat kazakh. «Je continue à penser que seule une rencontre, même brève, avec le Président de la République du Kazakhstan peut débloquer la situation. Où en êtes-vous avec la demande de rendez- vous qui a été faite par l’ambassadeur Nourlan Danedov ?» demande-t-il, fin décembre 2013, à Jean Galiev.
98 000 euros pour trois voyages de presse au Kazakhstan
Fondateur de la société Prestige communication, Laurent Taieb est l’un des grands relais en France du régime de Noursoultan Nazarbaïev. Sa société édite le magazine L’essentiel des relations internationales, diffusé à 90 000 exemplaires dans le monde francophone et qui a consacré sa couverture aux dictateurs les plus corrompus de la planète, comme le Gabonais Ali Bongo, le Congolais Denis Sassou N’Guesso ou le Camerounais Paul Biya. Nicolas Sarkozy, Dominique Strauss-Kahn et Christine Lagarde ayant également eu droit à leur couverture.
Entre 2013 et 2014, Laurent Taieb a monté plusieurs « opérations de communication », pour un montant de plus d’un demi-million d’euros, entièrement payées par l’ambassade du Kazakhstan à Paris. Il est en contact très fréquent avec Jean Galiev qu’il appelle « mon frère ». Le diplomate corrige même les copies des articles pour le magazine. Le 10 septembre 2013, il vend son projet à l’ambassadeur à Paris, Nourlan Danenov. Le but est de contrer «la campagne médiatique négative sur le Kazakhstan et son régime qui a lieu en France depuis quelques mois», à la suite, entre autres, de l’arrestation le 31 juillet, dans le sud de la France, du banquier et opposant Mukhtar Ablyazov. «Le gouvernement du Kazakhstan met en place une politique de Bonne Gouvernance, tant au niveau de l’éducation, de la santé, des infrastructures ou de l’économie. (…) Je vous propose de mettre au profit de votre Pays mes connaissances et mon expérience dans le secteur de la communication afin de mettre en exergue dans les plus grands médias français cette politique de Bonne Gouvernance », plaide-t-il, en proposant une action en deux temps.
Tout d’abord, «l’organisation aux mois d’octobre, novembre et décembre de 3 voyages de presse au Kazakhstan avec des médias de réputation internationale (Le Monde, Le Figaro, L’Express) » pour qu’ils puissent «avoir un autre regard sur le Kazakhstan et sa classe politique». Dans un second temps, L’essentiel des relations internationales publiera, en décembre 2013, un numéro consacré au Kazakhstan.
Coût global de l’opération : 325000 dollars, comme l’atteste une facture, datée du 16 octobre 2013, adressée à l’ambassade du Kazakhstan à Paris. Dans le contrat, signé le même jour, il n’est plus fait mention du Monde, du Figaro et de L’Express, mais seulement de « médias à réputation internationale ». Quelques jours auparavant, les coûts avaient été détaillés: 98 000 euros pour les trois voyages de presse – «Billets d’avions pour 2 personnes : 15 000 euros ; Hôtels, nourriture, interprètes, déplacements et frais divers: 23 000 euros. Frais de déplacement : 60 000 euros».
Selon plusieurs courriels échangés entre Laurent Taieb et Jean Galiev, une journaliste du Nouvel Observateur s’est rendue du 4 au 8 novembre 2013 à Astana. Elle devait y rencontrer plusieurs ministres dont celui du pétrole, de la culture, ainsi que le maire d’Astana et l’architecte en chef. Mais très vite, elle se plaint de ne pas avoir assez de rendez-vous. «On l’envoie à Astana pour qu’elle parle de façon valorisante du Kazakhstan, il ne faudrait pas que ça se retourne contre nous si elle n’a rien à faire sur place… », explique le patron de Prestige communication à Mels Torekeldi, fonctionnaire de l’ambassade du Kazakhstan à Paris. Le 7 décembre 2013, la journaliste n’a pas encore écrit son papier. Et elle ne le fera jamais.
Contactée par Mediapart, elle confirme être partie tous frais payés au Kazakhstan : «Nous avons accepté car c’est difficile de travailler dans ce genre de pays, d’obtenir un visa. On s’est dit qu’il y avait peut- être moyen, par ce biais, d’obtenir des informations.
On était finalement bien encadrés, sans possibilité de s’échapper. Je n’ai pas eu accès à grand-chose et il n’y a pas eu d’article…», explique-t-elle, ajoutant qu’elle ignorait que Laurent Taieb était mandaté par l’ambassade du Kazakhstan à Paris pour des montants aussi importants.
Le travail de Laurent Taieb a en tout cas été apprécié, puisqu’en février 2014, il a décroché un autre contrat de 200 000 euros pour un numéro spécial de son magazine consacré à la politique étrangère du Kazakhstan et notamment aux relations diplomatiques et économiques privilégiées avec la France. Un livre très élogieux sur le pays a également été écrit par un journaliste.
Le communicant avait aussi d’autres casquettes. Deux mois et demi après l’arrestation en France de Mukhtar Ablyazov, il se faisait envoyer une longue note de Jean Galiev, portant la mention “confidentiel”. Elle détaillait la biographie de l’ancien oligarque et donnait des éléments sur l’enquête pénale en cours au Kazakhstan. «Bien reçu! Je transmets à Ariel. Amitiés. Laurent», écrit alors Taeib. «Rassure-toi que ce papier ne se balade pas et que ton copain ne fasse pas référence à la source de l’info. Amitiés. Jean», réplique Jean Galiev.
Entre 2013 et 2014, Jean Galiev a échangé des centaines de courriels, à un rythme quasi quotidien, avec François Delahousse, sous-directeur du Caucase et de l’Asie centrale au ministère des affaires étrangères. Il était aussi fréquemment en contact avec François Revardeaux, alors conseiller de Laurent Fabius pour les affaires stratégiques et la CEI. Un poste qu’il occupe aujourd’hui à l’Élysée auprès de François Hollande.
Rien de bien étonnant entre collègues diplomates, sauf que dans ces correspondances, il est souvent question de l’affaire Ablyazov, un dossier en cours d’instruction. Le 31 juillet 2013, à 22 h 56, c’est François Delahousse qui prévient son ami kazakh de l’arrestation de l’oligarque dans le sud de la France, alors seulement annoncée par The Financial Times. «Certaines informations qui circulent en ce moment autour de l’arrestation sur MA [Mukhtar Ablyazov – ndlr] sont mensongères. Les autorités kazakhstanaises souhaitent que tout se déroule uniquement dans le champ de droit et n’ont aucune intention d’entreprendre des démarches. Peux-tu faire remonter cela à tous ceux qui pourraient s’intéresser à ce sujet ? » répond Galiev.
« C’est rigolo. Je viens juste d’être appelé par un expert en “PR” au service de M. Ablyazov », poursuit le Français. « Qu’a-t-il dit ? Quelle était ta réponse ? » demande Galiev. « Lui : que Ablyazov est un opposant politique, persécuté pour des raisons politiques. Moi : que la justice française décidera en toute indépendance de son sort », répond Delahousse. « Merci, François ! Tu as bien dit », conclut Jean Galiev.
Services demandés au conseiller de Fabius
Contrairement à ce qu’il prétend, le diplomate Galiev suit de très près le dossier Ablyazov et il entreprendra de nombreuses démarches. Le 18 décembre 2013, il demande à Delahousse de faire « parvenir pour information au ministère de la Justice» des articles publiés après la conférence de presse organisée par la BTA Bank et qui présentent Ablyazov sous un jour défavorable. «Merci Jean, mais ce n’est pas mon rôle, cela pourrait ressembler à de l’ingérence dans uneaffaire judiciaire en cours», répond son interlocuteur. «Je comprends. Mais il y a la voie non officielle de transmission. Je ne te les ai pas envoyés par note verbale : ) Ce n’était qu’une suggestion », insiste le Kazakh. «Bien compris ! J’ai déjà rediffusé au sein de mon ministère», répond le Français.
François Revardeaux, le conseiller de Laurent Fabius, avait reçu la même demande et s’était, lui, exécuté sans discuter. Pendant plusieurs mois, Jean Galiev va le solliciter à de nombreuses reprises sur le dossier Ablyazov, qui est devenu l’une des principales obsessions d’Astana. C’est par son intermédiaire que seront transmises trois lettres du procureur général du Kazakhstan à Christiane Taubira. Le magistrat exprime «sa profonde inquiétude» sur le fait que sa demande d’extradition n’ait pas été examinée par la justice française, contrairement à celles de l’Ukraine et de la Russie. Si le Kazakhstan n’a pas signé de convention d’extradition avec la France, le procureur explique que Paris peut donner suite en se fondant sur la Convention de l’ONU contre la criminalité transnationale. La garde des Sceaux fait la sourde oreille.
Le 24 janvier 2014, Jean Galiev relance son collègue Revardeaux : «En qui concerne le dossier qui vous est connu, nous voudrions encore une fois attirer votre bienveillante attention à l’absence d’une quelconque réponse du ministère français de la Justice à trois lettres du Parquet général du Kazakhstan. Astana souhaite comprendre à quoi est dû ce silence. » Un mois et demi avant, le conseiller de Fabius avait promis de «refaire un point avec la justice».
Au printemps 2014, le conseiller de Fabius est mobilisé sur un autre sujet. Astana tente alors de faire annuler les passeports de complaisance obtenus en République centrafricaine (RCA) par Ablyazov et plusieurs de ses proches. L’aide de Paris est sollicitée en urgence. «Selon les informations que je viens de recevoir, la RCA serait en négociation avec l’équipe d’Ablyazov qui fait pression sur Bangui pour que les passeports délivrés illégitimement à Ablyazov et ses proches ne soient pas annulés. Serait- il possible de toucher un petit mot au ministre centrafricain là-dessus ?» demande Jean Galiev, le 11 mars 2014. Ce jour-là, le ministre des affaires étrangères de la RCA, Toussaint Kongo-Doudou, était reçu par Laurent Fabius et le message a bien été transmis. Mais un mois plus tard, toujours aucun résultat. «L’intervention des autorités françaises a sûrement donné une impulsion au début, et nous vous en sommes extrêmement reconnaissants, mais ensuite la motivation des gens de la RCA s’est un peu estompée, j’ai l’impression. Je crois qu’il serait pertinent que Paris leur donne un nouveau signal pour qu’ils ne jouent pas au chat et à la souris », suggère le diplomate kazakh à François Revardeaux. Interrogé sur cet épisode, l’ancien conseiller de Fabius confirme que la France a bien « relayé la demande du Kazakhstan auprès de la RCA ». Mais il n’y voit rien de mal puisque «cela n’avait aucune incidence sur la procédure d’extradition en cours contre Mukhtar Ablyazov». D’autant plus que les passeports n’ont finalement pas été annulés.
La fille du potentat s’achète un récital privé à Paris
Le 13 mai 2013, Dariga Nazarbaïeva s’est offert, pour quelque 100 000 euros, le Théâtre des Champs- Élysées à Paris, où elle a donné un récital privé devant un parterre de diplomates internationaux, de personnalités et d’hommes d’affaires. La fille aînée du potentat, aujourd’hui députée, à la tête de la fraction parlementaire de Nur Otan (le parti présidentiel), est aussi cantatrice à ses heures. À Paris, accompagnée par l’orchestre et les chœurs Lamoureux, elle a entonné des airs de Haendel, Gluck, Scarlatti, mais aussi des chants populaires du Kazakhstan.
Comme il ressort des KazakhLeaks, l’événement, organisé en marge du lancement des saisons culturelles franco-kazakhstanaises 2013-2014, a donné lieu en coulisses à une fébrile mobilisation et à quelques épisodes cocasses. Le diplomate Jean Galiev était en contact permanent avec l’organisatrice principale, Huguette Butel-Cheremetieff, l’épouse du comte Cheremetieff, qui préside la Société musicale russe de France.
Mediapart a eu accès à la liste des quelque 300 personnes invitées. Parmi celles qui ont répondu à l’invitation, on trouvait notamment l’ambassadeur russe Alexandre Orlov, Laurent Dassault, le sénateur Aymeri de Montesquiou – l’un des figurants du dernier KazakhGate, qui a récemment perdu son immunité parlementaire – Olivier de Bernon, l’ancien président du Musée Guimet, Arnaud Breuillac, directeur de la branche exploration-production de Total. Beaucoup ont décliné, comme Laurent Fabius, Pierre Moscovici, Patrick Kron, le PDG d’Alstom, l’ex-ministre Nicole Bricq ou encore Jacques Attali, qui était alors en pleine négociation avec Astana.
Christophe de Margerie, le patron de Total, et son épouse avaient confirmé leur présence, mais ne sont finalement pas venus, créant un mini-incident : « Cette absence a provoqué un grand étonnement de la part de son Excellence l’Ambassadeur du Kazakhstan monsieur Nourlan Danenov, du comte et de la comtesse Cheremetieff et des nombreux invités qui étaient présents dans la loge d’honneur ce soir-là », écrit la responsable de la société d’événementiel dans un courriel envoyé à Total.
« Merci Noursoultan de m’avoir fait partager ton ciel »
C’est Dariga Nazarbaïeva qui avait choisi le Théâtre des Champs-Élysées, concevant son « récital éclatant et spectaculaire » comme un pompeux spectacle son et lumière, mélange de variété, de folklore et de chant classique, sur le modèle des concerts donnés au Kazakhstan (voir la vidéo de la page précédente).
Dans plusieurs mails, son assistante explique que « Mme Dariga » souhaite qu’un écran géant et un décor de son choix soient installés, avec une scène fleurie. Elle exige de « connaître et d’analyser la spécialité de chaque spécialiste qui fera partie du concert », envisageant que le personnel du théâtre soit mobilisé 24 heures sur 24. Épouvantée, la comtesse Cheremetieff pense un temps trouver un autre théâtre. Une réponse est envoyée : « Nous ne voyons pas cet événement comme une émission de télévision mais comme le concert d’une artiste renommée dans une salle de concert historique. » Après moult échanges, la fille du président renoncera finalement à ses exigences.
Elle a par contre obtenu de faire venir 23 artistes et 11 techniciens kazakhs, sans qu’ils signent un contrat de travail, comme l’exige la législation française. La direction régionale du travail et de l’emploi d’Île-de-France avait d’abord exigé que les Kazakhs se mettent en règle. Puis, elle avait expliqué que seul le ministère de l’intérieur ou la préfecture de Paris pouvaient accorder une dérogation. Le 18 avril, l’ambassadeur Danenov écrit au préfet Bernard Boucault pour solliciter son aide, expliquant que « ladite procédure [pour obtenir un contrat de travail – ndlr] s’avère longue et compliquée ». Il obtient finalement satisfaction.
Gérard Depardieu, l’admirateur de Nazarbaïev le « pharaon »
On connaît déjà la fascination qu’exercent sur lui le président russe Vladimir Poutine, le dictateur tchétchène Ramzan Kadyrov, ou encore la fille du potentat ouzbek Goulanara Karimova (ici la vidéo de leur duo chanté).
La dernière tocade de Gérard Depardieu s’appelle Noursoultan Nazarbaïev. Les deux hommes se sont rencontrés pour la première fois en 2010. Depuis,l’acteur ne tarit plus d’éloges sur le « leader de la nation » et son grand pays dont il dit « toujours le plus grand bien », comme il l’expliquait en octobre 2013 à un média local.« Quand je l’ai rencontré pour la première fois, c’est un pharaon qui m’attendait. Je parle ainsi car il a pu construire une ville en l’espace de dix ans (Astana), avec la participation des plus grands architectes du monde », s’était-il alors exclamé.
Le site Kazaword permet de retrouver une perle : une lettre qu’il a adressée, le 10 janvier 2014, à son «Cher Président et ami » alors que le montage du film La Voix de la steppe, de Ermek Shinarbaev, dans lequel il jouait, venait de s’achever. «Que 2014 t’apporte ce que tu avais déjà commencé en 2013, et depuis que tu es à la tête de ce grand pays ; beaucoup de sérénité, de santé, d’amour et de partage.(…) Merci Nursultan de m’avoir fait partager ton ciel et de m’avoir donné des ailes d’aigle (…) À bientôt chez toi. Ton ami. G. Depardieu.»
Boite noire
Ces « kazakhLeaks », dont Mediapart s’est déjà fait l’écho en pointant le rôle de l’ancien patron de la DCRI Bernard Squarcini, ont fait leur apparition en août 2014, alors que Mukhtar Ablyazov, ancien banquier de la BTA et ennemi juré de Noursoultan Nazarbaïev, venait d’être arrêté en France. Il est accusé d’avoir détourné six milliards de dollars et attend son extradition vers la Russie ou l’Ukraine. Si les fuites ont probablement été orchestrées par son entourage, leur authenticité n’a jamais été contestée et ce qu’elles révèlent va bien au-delà de l’« affaire Ablyazov ».
Le diplomate kazakh Jean Galiev, principal protagoniste de cette enquête, a été contacté le 22 avril. Il a refusé de se prononcer sur le contenu des documents publiés sur Kazaword. «Je n’ai pas envie de remuer tout cela. Cela ne correspond pas aux intérêts de mon pays et cela n’a rien à voir avec mes fonctions», explique-t-il.
Marek Halter, Laurent Taieb, François Delahousse, Huguette Cheremetieff n’ont pas encore répondu à nos questions.